Lorsque le Club Africain offre à la Tunisie sa première coupe d’Afrique des clubs champions en décembre 1991, 18 des 19 joueurs qui amènent ce titre au pays sont au club depuis leur enfance. Aux côtés de la seule recrue de l’équipe, le merveilleux international algérien Foudhil Magharia, 16 d’entre eux sont au CA depuis les minimes et les deux autres depuis les cadets. Tous ont remporté des titres chez les jeunes.
Lorsque vingt ans auparavant, en décembre 1970, le Club Africain apporte au pays son premier titre international de club depuis l’indépendance (et l’équipe de l’Italia en 1936), tous les 13 joueurs qui participent à cet exploit n’ont connu d’autre équipe que le Club, tous y ont été formés par Fabio Roccheggiani depuis les minimes, et tous ont remporté un titre au moins parmi les jeunes.
Si le football et la société sont de nos jours trop différents pour qu’un tel exploit soit aujourd’hui possible à répéter, ces deux éléments illustrent avec éclat l’essence du Club Africain depuis la fondation de son équipe de football, la même que celle de l’association.
Des débuts dans l’épreuve
A sa création, le Club Africain va réussir un premier exploit : parvenir à survivre. Ayant défié les autorités coloniales, ayant intégré en son sein aux côtés de ses joueurs-fondateurs (Jamel Bousnina, Ahmed Dhahak, Hassen Nouisri…) les anciens joueurs du Stade Africain qui refusèrent les fausses promesses d’une UST (Salah Soudani, Saïd Klibi, Tijani Kabadou…), en butte à l’hostilité de la tutelle, il va réussir à pérenniser ses activités, à une époque où la durée de vie d’une nouvelle association est parfois de quelques saisons à peine.
Le Club va même connaître une première promotion dès sa troisième saison, en 1923. Malheureusement, en ces années 20 où les associations sont communautaires et les indigènes priés de rester à leur place, le peu de ressources disponibles pour une association militante va être encore plus dispersé une fois la tunisification de l’autre équipe de la médina achevée.
Les remodelages de la compétition valent même au CA de redescendre d’un échelon sans même avoir été relégué. L’avancée en âge de la génération des pionniers va également valoir des difficultés de résultats, avant que Abdelhamid Bellamine ne s’attaque au chantier du rajeunissement de l’équipe (une autre constante au CA).
Premiers succès
Il va remarquablement mener sa mission à bien, profitant de la bonne renommée du Club auprès des élèves du lycée Carnot notamment, où étudient Hédi Saheb-Ettabaâ, Hédi Ben Ammar et ses frères, et du retour à Tunis des jumeaux Akacha après un bref séjour à Bizerte. Les jeunes clubistes envoient Salah Akacha en sélection de Tunisie, ramènent l’équipe en deuxième division, remportent le championnat ‘minimes’ – l’équivalent en âge des juniors de nos jours- en 1934, et enfin accèdent à l’élite en 1937.
Là aussi, il faut s’imposer aussi bien sur le terrain (ils terminent le mini-championnat des barrages invaincus) et… en dehors, puisque la Ligue Tunisienne va tenter de disqualifier le CA lors du sprint final pour l’accession, avant que la Fédération Française ne déjuge sa Ligue.
Cette accession en 1937 marque le début d’une présence ininterrompue qui est à ce jour la plus longue au sein de l’élite, le Club Africain n’ayant jamais été dissous ni ne s’étant jamais retiré de la compétition. En cette fin des années trente, le football, où décidément le vent de l’Histoire souffle plus fort que dans le reste de la société, est en bonne voie de démocratisation. Les clubs auparavant français sont désormais ouverts aux tunisiens, et les clubs autochtones ne sont plus réduits à de la simple figuration.
On ne leur facilite pas pour autant la tâche : ainsi, en 1940, le Club Africain est sur le point de remporter le critérium (la guerre mondiale a interrompu le championnat régulier, qui allait pour la première fois être disputé sous forme unifiée en 1939-40. Ce sera remis à sa reprise en 1946). Ne comptant que des succès et un match nul, il devrait être sacré champion 1940, mais la LTFA une fois de plus en décide autrement et invalide certains résultats qui le placent second.
On en est au point de voir publier dans les journaux deux classements, un ‘selon le terrain’ et un autre ‘selon les bureaux’. Les dirigeants clubistes font appel et sont sur le point d’obtenir gain de cause à Paris lorsque l’Histoire les en empêche tragiquement : la débâcle française devant l’armée allemande clôt la saison avant son terme.
Passé le conflit mondial au cours desquels les dirigeants clubistes s’illustrent en refusant de collaborer et protégeant les minorités, le football reprend ses droits en Tunisie avec le tout premier championnat unifié du pays en 1946-47 et la reprise des compétitions officielles depuis 1939.
Un tiers des équipes participantes sont de celles que l’on aurait trente ans plus tôt appelées ‘indigènes’. Une seule l’emporte : le Club Africain, qui compte toujours sur ses ‘anciens’ (Saheb-Ettabaâ, Akacha, Abdessalem Lagraâ) et y ajouté des nouveaux pétris de talent (Mounir Kebaïli, Cherif Mathlouthi, Ali Ben Brahim, Moustapha Dhib). L’exploit est réédité en 1948 par une formation renforcée par Youssef Gabsi) et il s’en faut de très peu que le Club ne remporte le titre une troisième fois de suite en 1949.
L’arrivée de la formation professionnelle du Hammam-Lif beylical va rendre caduque l’idée de compétition jusqu’à l’indépendance, et introduire un nouveau modèle en Tunisie : il ne s’agit plus de favoriser ou de défavoriser certaines équipes sur base communautaire ou confessionnelle, mais d’assister à la domination exclusive d’une seule association ayant pour elle tout à la fois des ressources financières démesurées, l’apanage exclusif des meilleurs joueurs et… les faveurs des institutions dirigeantes. Le modèle sera appelé à se reproduire…
Durant une dizaine d’années, le CA se contente de coups d’éclat, comme de remporter en coupe d’Afrique du Nord une double rencontre de 297 minutes, de réclamer en pleine Algérie française que soit hissé le drapeau tunisien, d’arbitrer la course au titre, d’alimenter l’équipe nationale ou de se solidariser du Néo-Destour lors de son épreuve finale pour l’indépendance. Mais malgré la présence de pointures tels que Hédi Hammoudia, Hassen Zlassi, Ahmed Felah dit Gallard ou Abdelkader Ghalem dit Zarga, hormis un titre de champion de Tunisie 1950 en juniors, peu de consécrations viennent avant le début des années soixante.
Fabio
Les choses vont changer quasiment par la grâce d’un seul homme, dont le prénom a encore aujourd’hui une résonance inégalée et inégalable : Fabio. Lorsqu’il l’engage en Octobre 1957, Mohamed Asmi ne peut imaginer l’exceptionnel cadeau qu’il fait au Club Africain avec ce technicien italien. Aussi jeune que certains de ses joueurs, amoureux du jeu, de la formation des jeunes et de peinture, le Mister à la voix douce va faire œuvre de titan. S’occupant de toutes les catégories d’âge à la fois (!), il affine la technique des plus anciens, modernise les méthodes d’entraînement, sillonne la capitale pour y repérer l’un ou l’autre diamant brut à polir ou pour transporter ses pupilles, et construit patiemment en commençant par la base. Ses équipes de jeunes trustent les titres. Leur jeu est si plaisant qu’elles attirent les foules dès le matin, parfois plus que l’équipe-fanion.
Lorsque ses jeunes (Ahmed Bouajila, Hamadi Khouini, Jalloul, Gattous, Amor Amri, Taoufik Klibi, Rachid Troudi) arrivent à maturité et rejoignent leurs aînés (Mohamed-Salah Djedidi, Larbi Touati, Hamadi Dhaou dit Badi, Rabah Krimi), le mélange fait des étincelles (quatre consécrations en autant de saisons entre 1964 et 1967). Surtout, Fabio Roccheggiani peut compter sur deux surdoués, chacun à une extrémité du terrain, dont les initiales vont rimer avec celles du Club Africain : Tahar Chaïbi et Sadok Sassi dit Attouga.
Le travail en profondeur de Fabio va valoir à ces compétiteurs exceptionnels d’être rejoints par de nouvelles générations formées au moule du collectif clubiste (Ahmed Zitouni, Ali R’tima, Hamza M’rad, Abderrahmane Rahmouni, Salah Chaoua, Hassen Bayou, Moncef Khouini), garantissant la continuité du succès malgré des moyens somme toute modestes. Hélas, le mister n’en verra pas toute la portée, emporté à peine quadragénaire par la maladie…
Rayonnement international
L’œuvre de Fabio va lui survivre, de par sa valeur intrinsèque d’abord, et grâce à celle de ses successeurs ensuite, qui savent préserver son héritage. Aux qualités de dirigeants des anciens footballeurs que furent Fethi Zouhir, Azzouz Lasram ou Ferid Mokhtar, s’ajoutent le talent de la cheville ouvrière de la section football, Abdelmajid Sayadi, et l’empreinte durable sur le collectif des joueurs laissée par André Nagy, entraîneur haut en couleur adulé de ses joueurs mais ne supportant pas les vedettes.
Tout en continuant à assurer la formation des jeunes, le CA réussit l’exploit inégalé à ce jour de remporter quatre coupes de Tunisie de suite, avant d’offrir au pays son premier titre international comme mentionné plus haut. Ses succès maghrébins lui valent d’ailleurs de devenir l’équipe la plus titrée d’Afrique du Nord -au point que l’Union Maghrébine de Football interrompe ses compétitions internationales- à une époque où la coupe d’Afrique ne concerne quasiment que les clubs subsahariens.
Et lorsque la sélection s’impose pour la première fois à son homologue égyptienne, la submergeant 3-0, six de ses joueurs sont clubistes. Le niveau d’exigence au CA est tel que certains de ses remplaçants sont titulaires en équipe nationale. Ainsi en 1973, les clubistes remportent tous les titres en jeu en Tunisie hormis la coupe en cadets, avant d’ajouter à leur moisson le titre de champion du Maghreb. A l’une ou l’autre rare exception, de 1964 à 1992, c’est face au Club Africain que chaque prétendant au titre doit s’étalonner pour pouvoir espérer être sacré.
Le prestige du Club va d’ailleurs lui valoir au cours des années 70 d’attirer ses meilleurs éléments (Taoufik Belghith, Néjib Ghommidh, Mohamed-Ali Moussa, Hédi Bayari, Habib Majeri ou Kamel Chebli) autant voire plus que de les former lui-même (Mohamed Naouali dit Gouchi, Abderrahmane Nasri, Néjib Abada, Mokhtar Naïli…). Après avoir fourni à l’équipe nationale le plus fort contingent de joueurs sélectionnés pour sa fabuleuse épopée argentine, le Club Africain sous la houlette de Nagy remporte encore les championnats de 1979 et 1980 (avec au passage un record d’invincibilité, alors de seize mois soit 35 rencontres sans défaite en championnat). Et sans que rien ne le laisse présager, la mécanique va s’enrayer.
Difficultés et quadruplé
Alors qu’il compte dans ses rangs le triple meilleur buteur du championnat (record toujours détenu par Bayari), que quatre gardiens internationaux se disputent l’honneur de garder ses buts, qu’il a attiré des talents comme Abderrazak Chahat, Lassâad Abdelli ou Khaled Touati et formé Ridha Boushih, Moncef Chargui ou Bassem Mehri, le Club va dix ans durant échouer d’un cheveu à être sacré.
Si certains échecs sont clairement dû à de la malveillance institutionnelle et d’autres à du sabotage, il n’en reste pas moins que des carences internes sont flagrantes. A ceci s’ajoute le décès brutal du président Férid Mokhtar, qui ouvre la porte à une instabilité du cadre dirigeant. Les succès des catégories de jeunes, confiées aux ‘enfants de Fabio’ qui perpétuent ainsi la tradition et dont les élèves emmènent l’EN juniors en Coupe du Monde en 1985, adoucissent à peine l’amertume d’une décennie. Le gain hitchcockien du championnat 1990 va servir de catharsis.
D’abord, il est acquis alors que se renouvelle la situation vécue quarante ans plus tôt avec le Hammam-Lif du Bey : un club dirigé par un prince pouvant tout se permettre et dictant sa loi aux instances dirigeantes. Ensuite, il l’est de façon inespérée, et avec une ossature qui, comme mentionnée au début, joue depuis les minimes au CA et y a été sacrée dès ses jeunes années.
Ce sont les frères Sellimi, les frères Rouissi, le plus jeune des Touati ou Kaïs Yaâkoubi dont le talent bénéficie du supplément d’âme apporté par Lotfi M’haïssi, de la précision de Mohamed-Hédi Abdelhak et de l’activité de Sami Nasri. Enfin, la marée humaine qui s’étend quasiment ininterrompue de La Marsa -lieu du sacre- à Bab Jedid en passant par le Parc A démontre que la popularité du Club Africain est intacte.
Mieux, elle va aller croissant, tant la mise en coupe réglée du sport tunisien suscite l’indignation d’une partie du public. En attendant, les querelles d’ego entre dirigeants empêchent la formation clubiste de conserver son titre. Elle le récupèrera un an plus tard, au terme d’un scénario encore plus dramatique, au cours d’une année qui verra le Club réussir un quadruplé inégalé avec un groupe estampillé CA, signant le record de buts en finale d’une coupe d’Afrique des champions.
Malheureusement, ce groupe, qui a intégré Sabri Bouhali, Boubaker Ziouni puis Hossam Hadj-Ali et recruté ensuite Jo Limam, Maher Zdiri, Salou Tadjou ou Camacho, va se désagréger en termes de résultats alors qu’il devrait régner sans partage. Le gain d’un championnat ponctué de divers records en 1996, de deux coupes de Tunisie et de deux coupes arabes au niveau particulièrement relevé et qui font du Club Africain la bête noire d’Al Ahly d’Egypte, sont autant de preuves de ce que le Club aurait dû engranger comme succès lors de cette décennie. Elles sont autant révélatrices des qualités et de la résilience de l’association -aucune autre équipe n’aurait fait aussi bien en de telles circonstances- que du désordre qui y règne…
Car la vénérable institution clubiste devient la visée d’ambitions souvent peu recommandables et peu soucieuses des intérêts de l’association, et l’enjeu de disputes entre ses figures les plus emblématiques. Si l’on y ajoute la toute-puissance de son adversaire le plus acharné, on comprend aisément que le tournant du non-amateurisme puis du professionnalisme soit mal négocié et que l’équipe peine à renouer avec le succès malgré quelques joueurs d’envergure comme Dramane Traoré. Il faudra notamment le retour à la stabilité dirigeante, l’explosion de Wissem Ben Yahia, nouveau symbole du Club, les progrès de Bilel Ifa et la classe de Zouhaïer Dhaouadi, Oussama Sellimi et Youssef Mouihbi pour que le CA renoue avec le sacre, y ajoutant deux titres nord-africains.
Cette réussite aurait pu, aurait dû être bien plus ample. Elle va malheureusement être suivie de l’une des périodes les plus noires du Club, qui dans la tourmente de l’après-révolution va manquer de sombrer. Ballotté entre dirigeants affairistes qui l’utilisent à des fins mercantiles ou politiques, le Club Africain voit défiler des joueurs par dizaines à chaque période de mercato, en un torrent d’argent fictif et de dettes bien réelles qui le plombent durablement. Certes, il y a bien un titre de champion en 2015, le dernier à ce jour, et deux coupes en 2017 et 2018, ainsi que des réussites indiscutables parmi les joueurs telle l’éclosion de Oussama Haddadi, la constance d’Ahmed Khalil, le talent de Tijani Belaïd et Saber Khelifa ou la venue de Djabou.
Mais malheureusement, hormis la coupe de 2018 qui couronna les efforts du premier comité provisoire avec un record de buts à la clé, ces succès servent surtout de caution à la mauvaise gestion de l’association et à la fuite en avant de ses pires dirigeants. Ces derniers, qui reviendront à la charge après une première éviction en 2017, creuseront un tel abîme administratif et financier que le CA subira un retrait de points sans précédent -et souhaitons-le unique- dans son histoire, avant de devoir jouer le maintien (une situation vécue par deux fois seulement en un siècle d’existence, en 1938 et en 1954).
C’est le fantastique public clubiste qui va intervenir, par deux fois, pour sauver son CA de la faillite et du néant. Si elle ne marque pas de buts à la place des joueurs, cette passion populaire, canalisée par des dirigeants bien intentionnés -même lorsqu’ils manquent d’expérience- permet d’enrayer la chute. Tout en luttant âprement pour permettre à l’équipe de sauver la situation sportive, le nouveau bureau directeur avec l’effort-record du public va se débarrasser -péniblement mais souhaitons-le, définitivement- des éléments nocifs dans un premier temps ; interrompre la spirale des dettes dans un deuxième ; et enfin, s’efforcer de rétablir les finances du Club.
Patiemment, elle va y parvenir, permettant ainsi de ramener un certain calme au Parc A, ce qui est une condition indispensable à l’épanouissement du talent de l’équipe. Les premiers résultats de la saison semblent confirmer cette relance. Aux joueurs de la confirmer dans la durée et de nous refaire rêver éveillés.
Palmarès
- 13 Championnats de Tunisie (1947, 1948, 1964, 1967, 1973, 1974, 1979, 1980, 1990, 1992, 1996, 2008, 2015)
- 13 Coupes de Tunisie (1965, 1967, 1968, 1969, 1970, 1972, 1973, 1976, 1992, 1998, 2000, 2017, 2018)
- 3 Supercoupes de Tunisie (1968, 1970, 1979)
- 1 Coupe d’Afrique des Clubs Champions (1991)
- 1 Coupe Afro-Asiatique des Club Champions (1992)
- 1 Coupe Arabe des Clubs Champions (1997)
- 1 Coupe Arabe des vainqueurs de coupes (1995)
- 5 Coupes du Maghreb des Clubs Champions (1974, 1975, 1976, 2008, 2010)
- 1 Coupe du Maghreb des vainqueurs de coupe (1971) + Finaliste en 1972 et 1973
- Finaliste de la coupe d’Afrique des Vainqueurs des coupes en 1990 et 1999
- Finaliste de la Coupe de la CAF en 2011
- Finaliste de la Coupe Arabe des Clubs Champions en 1988 et 2002
- Finaliste de la Supercoupe arabe en 1998